Mardi 19 avril 2 19 /04 /Avr 07:34

La Fessée

 

Introduction :

L'épisode de la fessée, extrait du livre premier de Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, se déroule après son enfance et surtout après le départ de son père qui l’a envoyé à Bossey. Roussseau vécut ici des jours plutôt heureux mais lors de la fessée, il fait un aveu honteux. Jean-Jacques Rousseau a été fessé et au moment où il l’a reçue il a éprouvé un certain plaisir. Il va se créer alors une rupture avec son enfance : « être traité par elle en grand garçon ». Ceci a une influence sur son comportement futur.

 

Comme mademoiselle Lambercier avait pour nous l'affection d'une mère, elle en avait aussi l'autorité, et la portait quelquefois jusqu'à nous infliger la punition des enfants quand nous l'avions méritée. Assez longtemps elle s'en tint à la menace, et cette menace d'un châtiment tout nouveau pour moi me semblait très effrayante; mais après l'exécution, je la trouvai moins terrible à l'épreuve que l'attente ne l'avait été: et ce qu'il y a de plus bizarre est que ce châtiment m'affectionna davantage encore à celle qui me l'avait imposé. Il fallait même toute la vérité de cette affection et toute ma douceur naturelle pour m'empêcher de chercher le retour du même traitement en le méritant; car j'avais trouvé dans la douleur, dans la honte même, un mélange de sensualité qui m'avait laissé plus de désir que de crainte de l'éprouver derechef par la même main. Il est vrai que, comme il se mêlait sans doute à cela quelque instinct précoce du sexe, le même châtiment reçu de son frère ne m'eût point du tout paru plaisant. Mais, de l'humeur dont il était, cette substitution n'était guère à craindre: et si je m'abstenais de mériter la correction, c'était uniquement de peur de fâcher mademoiselle Lambercier; car tel est en moi l'empire de la bienveillance, et même de celle que les sens ont fait naître, qu'elle leur donna toujours la loi dans mon coeur.

Cette récidive, que j'éloignais sans la craindre, arriva sans qu'il y eût de ma faute, c'est-à-dire de ma volonté, et j'en profitai, je puis dire, en sûreté de conscience. Mais cette seconde fois fut aussi la dernière; car mademoiselle Lambercier, s'étant aperçue à quelque signe que ce châtiment n'allait pas à son but, déclara qu'elle y renonçait, et qu'il la fatiguait trop. Nous avions jusque-là couché dans sa chambre, et même en hiver quelquefois dans son lit. Deux jours après on nous fit coucher dans une autre chambre, et j'eus désormais l'honneur, dont je me serais bien passé, d'être traité par elle en grand garçon.

 

Qui croirait que ce châtiment d'enfant, reçu à huit ans par la main d'une fille de trente, a décidé de mes goûts, de mes désirs, de mes passions, de moi pour le reste de ma vie, et cela précisément dans le sens contraire à ce qui devait s'ensuivre naturellement? En même temps que mes sens furent allumés, mes désirs prirent si bien le change, que, bornés à ce que j'avais éprouvé, ils ne s'avisèrent point de chercher autre chose. Avec un sang brûlant de sensualité presque dès ma naissance, je me conservai pur de toute souillure jusqu'à l'âge où les tempéraments les plus froids et les plus tardifs se développent. Tourmenté longtemps sans savoir de quoi, je dévorais d'un oeil ardent les belles personnes; mon imagination me les rappelait sans cesse, uniquement pour les mettre en oeuvre à ma mode, et en faire autant de demoiselles Lambercier.

Même après l'âge nubile, ce goût bizarre, toujours persistant et porté jusqu'à la dépravation, jusqu'à la folie, m'a conservé les moeurs honnêtes qu'il semblerait avoir dû m'ôter. Si jamais éducation fut modeste et chaste, c'est assurément celle que j'ai reçue. Mes trois tantes n'étaient pas seulement des personnes d'une sagesse exemplaire, mais d'une réserve que depuis longtemps les femmes ne connaissent plus. Mon père, homme de plaisir, mais galant à la vieille mode, n'a jamais tenu, près des femmes qu'il aimait le plus, des propos dont une vierge eût pu rougir; et jamais on n'a poussé plus loin que dans ma famille et devant moi le respect qu'on doit aux enfants. Je ne trouvai pas moins d'attention chez M. Lambercier sur le même article; et une fort bonne servante y fut mise à la porte pour un mot un peu gaillard qu'elle avait prononcé devant nous. Non seulement je n'eus jusqu'à mon adolescence aucune idée distincte de l'union des sexes, mais jamais cette idée confuse ne s'offrit à moi que sous une image odieuse et dégoûtante. J'avais pour les filles publiques une horreur qui ne s'est jamais effacée: je ne pouvais voir un débauché sans dédain, sans effroi même; car mon aversion pour la débauche allait jusque-là, depuis qu'allant un jour au petit Sacconex par un chemin creux, je vis, des deux côtés, des cavités dans la terre, où l'on me dit que ces gens-là faisaient leurs accouplements. Ce que j'avais vu de ceux des chiennes me revenait aussi toujours à l'esprit en pensant aux autres, et le coeur me soulevait à ce seul souvenir.

 

Par Ange_et_demon-Comte-Vlad - Publié dans : Lectures
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